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LES GRANDS ONT PARLÉ DE LUI

Jacques GOIMARD
Soulever le voile du rêve

“Créer est une suite de moments privilégiés. L’idée d’un tableau surgit comme un éclair dans l’obscurité d’un ciel noir. La main enregistre cet instant fugace par un dessin si simple qu’il ressemble à un embryon, ou peut-être à un sigle de l’alphabet chinois ou japonais. Ensuite se succèdent les esquisses, comme calquées sur les étapes du développement d’un fétus. Quand le tableau se concrétise, le doute n’est pas permis : il ne s’agit pas d’un être vivant, mais d’un objet dans toute sa modestie. Alors, pourquoi l’image surgit-elle ? Pourquoi veut-elle exister ? Par quel court-circuit se décharge l’énergie qui fait étinceler l’idée ? Ces questions ne conduisent pas forcément à des réponses. Face au mystère, on peut toujours soulever un coin du voile, mais peut-être est-il plus sage et plus vivifiant de contempler le fruit de cette énergie créatrice.”

Ces propos de Siudmak décrivent, dans le langage propre à l’auteur l’expérience de la création, à la fois indicible et maintes fois dite. Le maître-mot, c’est sans doute la modestie, paradoxale chez un artiste visionnaire dont les tableaux représentent un monde rival du nôtre. Dans de telles circonstances, l’artiste est facilement tenté de se laisser submerger par cette richesse qui est au fond de lui ; de là à se prendre pour un mage, il n’y qu’un pas, parfois franchi par les plus grands. Chez Siudmak, c’est
tout le contraire : il minimise le rôle de l’oeil, sentinelle avancée face au mystère, et insiste sur la main qui transcrit, véhiculant inlassablement une énergie venue d’on ne sait où.

Siudmak réduit le paradoxe en proclamant haut et clair qu’il représente non pas un autre monde mais notre monde : “L’étrange entremêlement des vies et des destins, des réussites et des catastrophes, des admirations et des mépris, des situations que la vie nous offre en une gamme infinie. C’est comme un éventail déployé qui soudainement me présente le réel et le rêve, l’arc-en-ciel et l’orage, le bonheur et le drame, les visages et les corps dans leur extraordinaire vibration. C’est particulièrement rassurant.”

Il faudrait ajouter que Siudmak est un homme du XXe siècle et un témoin de son temps. La créativité technologique n’est pas pour lui une source d’angoisse mais la promesse d’un supplément de richesses, d’un élargissement des horizons, d’un jaillissement indéfini de surprises nouvelles. Notre monde ? Peut-être. Mais peint avec une ferveur qui évoque irrésistiblement le merveilleux des surréalistes.

“C’est une chance d’être un scribe sans prétention, patient, qui, du matin au soir, inlassablement, recopie cet énorme et fascinant livre da la vie, dont nous sommes juste les témoins de passage, dérisoires, sans importance. Quelle prétention de croire que nos images laisseront une trace pour ceux qui nous suivront ! Nous faisons seulement un labeur acharné, simple et rude, avec la simplicité de l’effort quotidien, avec les joies et les tristesses que nous apportent nos journées de travail réussies ou ratées. C’est
une source de bonheur aussi puissante que le sourire d’un être cher ou l’infinie douceur d’un enfant.”

La modestie de Siudmak va jusqu’à revendiquer la banalité, ce qui stupéfiera sans doute la plupart de ses admirateurs. “Je ressens, dit-il, une sorte de pauvreté devant la nature, qui nous dépasse toujours, quoi que nous fassions pour trouver des formes plus originales ou plus riches que les siennes.” Et elle-même s’étonne de sa propre exaltation dans l’effort, où il n’est pas loin de voir de l’aveuglement. La joie du peintre est dans le présent : l’avenir ne la ratifiera pas. Finalement, Siudmak a l’orgueil de sa modestie. En refusant toute intellectualisation, toute ambition démiurgique, toute auréole sacrale, il rejette, une grande partie de l’art moderne et de sa fureur prométhéenne : “Le créateur, dit-il encore, est seul devant son oeuvre. Le soutien littéraire ou philosophique amarré à une toile ne lui donne aucune valeur supplémentaire.

Les somptueuses couronnes tressées par de fins critiques se fanent tout de suite à moins d’être constamment arrosées par la source vive de l’inspiration du peintre.” On lira à ce sujet sa mise au point sur l’art abstrait qu’il rejette après l’avoir pratiqué. En revanche, l’hyperréalisme, dont il a bien assimilé le message, lui “a donné conscience de nos très grandes capacités techniques, égales ou supérieures à celles de la photo.” Non qu’il cultive la minutie pour son étrangeté propre. La seule justification des ficelles du métier, c’est qu’elles donnent plus d’aisance au peintre pour remplir son unique mission : représenter le monde tel qu’il est.

Dans ce domaine, rien ne vaut les classiques, les Mozart de la peinture : “Je suis fasciné par la virtuosité de Tiepolo, non pas dans ses fresques, mais dans ses tableaux. Quelle divine facilité !

Les matières, les chairs, les gestes, les sentiments, les lumières sont rendus par des touches presque nonchalantes. Avec un peu de couleur au bout de son pinceau, dans un geste unique et merveilleux, il laisse une trace quasi-vivante. J’admire le même enfantement divin, peut-être un peu moins facile, chez Ribera.”

Ainsi le geste présent du peintre est assez chargé de ferveur pour lui permettre d’oublier l’avenir ; mais la ferveur ne saurait s’accomplir sans la maîtrise et surtout sans la ferveur de la maîtrise, qui suppose la mémoire du passé. Déjà Dalí avait emprunté à Bracelli – un peintre toscan du XVIIe siècle – l’idée de mettre des tiroirs dans la Vénus de Milo. Siudmak, reprenant l’idée, ne se réfère plus à Dalí (bien qu’il n’ait jamais caché sa dette envers ce peintre) mais à Bracelli. Le retour à la nature est aussi un retour aux sources, comme chez tous les vrais classiques.

Jacques Goimard
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